Appel à contribution: L’auto-édition, un vecteur de bibliodiversité ?

Numéro coordonné par Sylvie Bosser (Université Paris 8, CEMTI)

Le rapport The Author Earnings publié en 2014 montre que les cinq plus grands éditeurs américains produisent 16 % des e-books présents sur les listes de bestsellers d’Amazon, alors que les livres auto-édités représentent 31 % des ventes totales d’ebooks enregistrées sur le Kindle Store. Les auteurs auto-édités, traditionnellement plus nombreux outre-Atlantique dans les littératures de genre (science-fiction, mystère/policier, new romance, etc.) prennent également des parts de marché significatives dans toutes les autres catégories éditoriales. En France, le nombre important de débats relatifs à l’auto-édition lors du Salon du livre de Paris en 2016 ou encore, la publication en mars 2016 d’un numéro du magazine Lire consacré à savoir « Comment se faire éditer ? » – s’interrogeant en particulier sur cette question : « Faut-il tenter l’auto-édition ? » –, semblent fortement indiciels du registre positif dans lequel s’inscrit désormais l’auto-édition. Selon l’analyse produite par la BnF, plus précisément par l’Observatoire du dépôt légal, si les publications relevant de l’auto-édition qui ont donné lieu au dépôt légal représentaient 6 % du total des nouveautés en 2005 (c’est-à-dire 4 000 titres), force est de constater que cette part se situe à hauteur de 15 % en 2015 (11 500 titres). Obligatoire pour les éditeurs, le dépôt légal ne l’est pas en revanche pour les auto-édités, ce qui laisse à penser que « la rage de l’expression », pour reprendre le titre d’un recueil de Francis Ponge (1976), recouvre une dimension nettement plus -importante en termes de production.

S’éditer soi-même est, de fait, de moins en moins perçu comme un geste égocentré, narcissique, voire revanchard, même si une tendance à l’anti-édition ou à la contre-institution persiste dans une certaine mesure, à rebours du pouvoir de certification détenu par l’éditeur. Certains auteurs font le choix de vendre directement leur livre via leur site, afin de récupérer bien plus de droits que s’ils étaient publiés par un éditeur, mais cette possibilité s’appuie sur une notoriété et un lectorat déjà acquis de manière classique en général. Reste que contourner la fonction sélective d’un tiers (l’éditeur) au profit d’une relation directe avec le lecteur potentiel, que cela soit par choix ou par obligation et/ou par stratégie lorsque l’on a été rejeté par ceux « de la place » – dans le contexte accru de difficulté d’accès au statut de primo-écrivain (Legendre, 2010) –, semble en parfaite adéquation avec l’air du temps, qui prône l’horizontalité des rapports, l’absence d’intermédiaire et la relation directe du producteur au consommateur, les circuits courts, la méfiance vis-à-vis des experts, des élites et de la comitologie.

Si l’auto-édition est aujourd’hui décomplexée, elle est surtout dynamique sous format numérique, format pour lequel les barrières à l’entrée sont négligeables. Par ailleurs, s’est imposée avec le numérique, l’idée d’une modernité arrimée à une injonction à la créativité érigée en norme sociale (Andonova, 2015). La mise à disposition de technologies numériques, comme la plateforme d’auto-édition Kindle Direct Publishing (KDP) ou de nouveaux services aux auteurs (comme ceux proposés en France par Publishroom par exemple ou par Canopé et Amazon, qui proposent « aux profs de s’auto-éditer ») ont beaucoup favorisé l’émergence de cette nouvelle production écrite. L’argumentaire d’Amazon stipule : « It’s fast and easy to independently publish your (…) book ». 

Sur la version française de la plateforme d’auto-édition, on nous souhaite « Bienvenue sur la page Ebooks Indés ». La notion « d’indépendance » est, à cette aune, elle aussi questionnée par cette évolution de la production. En effet, on parle aujourd’hui très couramment aux États-Unis d’auteurs ou d’ebooks « indies », cette figure de l’auteur indépendant étant elle aussi maintenant assimilée et revendiquée dans le contexte hexagonal. Mais de quelle indépendance s’agit-il ? Ce terme recouvre différentes acceptions dans les postures auctoriales. En outre, son usage peut sembler paradoxal, tant la mise en avant de l’indépendance peut servir à masquer un mouvement de « ré-intermédiation » et une stratégie de récupération instaurés par les plateformes numériques. En idéalisant l’usager en auto-producteur, à l’instar d’autres acteurs du Web (Bouquillion, Miège, Moeglin, 2013), Amazon, notamment, ne fait que poursuivre, avec le dispositif KDP, la stratégie déjà engagée de délégation à l’oeuvre dans le travail de diffusion des livres vendus sur sa plateforme, avec son externalisation sur l’acheteur. Le « cercle de la croyance » (Bourdieu, 1977) repose ainsi, dans la perspective amazonienne, sur l’usager qui tour à tour, peut être celui qui produit un bien culturel avec pour horizon, des modèles incitatifs de succès largement mis en exergue, tout comme celui qui participe, via le tri algorithmique, à la fonction de recommandation, de légitimation et d’achat d’ouvrages auto-édités.

Les éditeurs ne peuvent désormais plus faire, quant à eux, l’économie d’une attention face à l’ampleur acquise par l’auto-édition dans l’écologie contemporaine du livre. Si certaines maisons d’édition considèrent l’auto-édition comme un vivier d’auteurs potentiels notamment dans certains genres littéraires, d’autres maisons, comme le label Chemins verts, impliquent de manière active les auteurs potentiels et le lectorat : d’une part, dans le processus de sélection – à rebours de la « lecture au tri » effectuée par le service des manuscrits (Fouché, Simonin, 1999) –, en organisant un concours annuel en partenariat avec la Fnac/Kobo, puis d’autre part, dans le travail sur le texte avec l’éditeur référent et l’auteur, via Internet (Bosser, 2017). Avec ce type de stratégie éditoriale qui relève du crowdsourcing, faisant la part belle à l’amateur (Howes, 2008 ; Matthews, Rouzé, 2014), nous sommes ici très loin de la participation du lecteur parachevant le livre, envisagée par Umberto Eco (1965). Par ailleurs, cette relative désacralisation de l’acte d’écrire, du statut d’évidence dans lequel l’écrivain a jusqu’alors été placé (Sapiro, 2007) trouvent un écho dans la création récente d’écoles, d’ateliers, voire de formations universitaires telles que le Master Création littéraire à l’université de Paris 8, co-dirigé par Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel. Si la pratique du Creative Writing représente depuis très longtemps un passage obligé pour les aspirants anglo-saxons (elle est par exemple enseignée par Toni Morrison à Princeton), celle-ci commence à sortir de l’ombre en France, les éditions Gallimard ayant elles-mêmes créé les ateliers de la Nouvelle Revue Française en 2012, ateliers animés par des auteurs maison, comme Camille Laurens.

Dans cette perspective, un large faisceau de questions se dégage :

  • Cette production émergente, ces nouvelles pratiques d’écriture (une « uberisation » de l’écriture ?) et la mutation du statut de l’auteur – un « producteur » peut-être plus volatile, moins fixé sur un seul mode de  relation au lecteur –, bénéficient-elles réellement à la bibliodiversité ? Ou ces dernières renforcent-elles le morcellement du marché qui se (bi-)polariserait de façon croissante entre une production diverse, éclatée et peu lue et une production formatée et bestsellerisée ?
  • Si bibliodiversité il y a, selon quel(s) ordre(s) de grandeur, au sens de Boltanski et Thévenot (1987), doit-on l’appréhender, au-delà de la multiplication exponentielle du nombre de titres ? L’accroissement de la surabondance, déjà nourrie par les éditeurs euxmêmes, est-il par ailleurs synonyme d’une diversité des pratiques de lecture réelles ?
  • Si la littérature représente le prisme par lequel on envisage de prime abord l’auto-édition, cette dernière est-elle aussi active dans d’autres secteurs éditoriaux tels que la bandedessinée par exemple, à l’instar de ce que l’on peut observer aux USA ? Tout aussi essentielle, la question de la diversité des zones géographiques concernées mérite elle aussi d’être posée, notamment en ce qui concerne l’Afrique francophone et le monde arabe, au sein desquels nombre d’auteurs s’auto-éditent avant, pour d’aucuns, de créer une maison d’édition ;
  • L’effacement du tiers, né de la « crise des médiations » chères à Marcel Gauchet (2009), est-elle une bonne chose pour l’auteur et le lecteur ? Les technologies numériques transforment-elles réellement l’auteur en éditeur ? Les « degrés » d’auto-édition, entre un éditeur qui peut être sélectif sur sa décision d’édition (mais qui laisse l’auteur gérer seul le processus de correction/promotion/commercialisation) et l’auto-édition pure (où tout est décidé/mis en oeuvre par l’auteur) doivent par ailleurs être pris en compte. Enfin, dans quelle mesure la complexification du marché de la production – un plus grand nombre de producteurs, une hyperoffre qui génère la mise en oeuvre d’une économie de l’attention différente –, peut-elle provoquer in fine un effet inverse et renvoyer le lecteur aux labels sécurisants des éditeurs les plus connus ?
  • L’auto-édition représente-t-elle un phénomène générationnel ? Son développement ne s’inscrit-il pas dans le registre d’une modalité éphémère, née de la conjonction entre l’accessibilité de technologies le permettant et la persistance chez certaines générations du statut socio-culturel et symbolique du livre ? Qu’en est-il des jeunes générations ?

Autant de questions saillantes qui méritent d’être explorées et qui sont loin d’épuiser le point nodal de ce numéro. Le croisement d’approches émanant de diverses disciplines (sciences de l’information et de la communication, notamment la socio-économie des industries culturelles, sociologie littéraire, sociologie des pratiques culturelles, littérature, histoire de l’édition, etc.) semble le plus fécond pour établir une grille de lecture pertinente. Au-delà de cette pluridisciplinarité attendue, il semble important de pouvoir prendre la mesure du phénomène étudié par une réflexion transnationale à même de confronter les configurations afférentes à des aires géographiques différentes. Enfin, les expériences professionnelles peuvent également faire l’objet d’une contribution.

Bibliographie

  • Andonova, Yanita, 2015. « Promesses et paradoxes de la référence créative », in Revue Les Enjeux de l’information et la communication, supplément 2015 B, Approches critiques des injonctions à la créativité : relations entre secteur culturel et monde du travail industriel : http://lesenjeux.ugrenoble3.fr/pageshtml/art2015.html#supplementB
  • Boltanski, Luc, Thévenot, Laurent, 1987. Les Économies de la grandeur, Paris, Gallimard. 
  • Bosser, Sylvie. « Les enjeux du co-publishing en littératures de genre : la dimension communautaire dans la capitalisation de l’autoédition par des éditeurs traditionnels » (à paraître)
  • Bouquillion, Philippe, Miège Bernard, Moeglin Pierre, 2013. L’Industrialisation des biens symboliques : les industries créatives en regard des industries culturelles, PUG, Grenoble.
  • Bourdieu, Pierre, 1977. « La production de la croyance. Contributions à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, vol.13, n° 1, p. 3-43. 
  • Eco, Umberto, 1965. L’OEuvre ouverte, Paris, Le Seuil, « Points ».
  • Fouché, Pascal, Simonin, Anne, 1999. « Comment on a refusé certains de mes livres. Contribution à une histoire sociale du littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 126-127, p. 103-115.
  • Gauchet, Marcel, 2009. « Les métiers du livre dans la crise des médiations » in Les Cahiers du livre, n°7, Qu’est-ce qu’un livre aujourd’hui. Pages, Marges, Écrans, p. 42-46. 
  • Howe, Jeff, 2008. Crowdsourcing, Century.
  • Legendre, Bertrand, 2010. « Le primo romancier à l’épreuve de la fabrication de l’auteur : constructions et déconstructions », in La Fabrication de l’auteur, sous la direction de Josée Vincent et Marie - Pier Luneau, Québec, Éditions Nota bene, p. 123 – 131. 
  • Matthews, Jacob, Rouzé, Vincent, 2014. La Culture par les foules ? Le crowdfunding et le crowdsourcing en question, Paris, MkF Editions, « Les Essais numériques ». 
  • Ponge, Francis, 1976. La Rage de l’expression, Paris, Gallimard, Poésie/Gallimard. 
  • Sapiro, Gisèle, 2007. « Je n’ai jamais appris à écrire » Les conditions de formation de la vocation d’écrivain », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 168, p. 12-33. 

Calendrier de publication

  • Appel à contributions diffusé à partir du 22 mars 2017
  • Retour des propositions de contributions ; y seront clairement exposées : le sujet de la proposition, la problématique, les cadres théorique et méthodologique, le terrain et les principaux résultats de l’analyse. Le texte de la proposition (hors bibliographie) doit comporter 4 000 caractères, espaces compris ; il est attendu pour le 15 mai 2017.
  • Envoi des réponses aux contributeurs le 1er juillet 2017 
  • Retour des contributions le 30 octobre 2017
  • Premières remarques de lecture formulées par la coordinatrice (et éventuellement la Rédaction) et envoyées aux auteurs : 1er décembre 2017.
  • Envoi des articles pour lecture en double aveugle : 30 janvier 2018. 
  • Retour des avis de lecture ou non-acceptation de la contribution le 15 mars 2018
  • Envoi des contributions, après corrections, le 15 avril 2018, ainsi que le chapitre introductif rédigé par la coordinatrice
  • Publication du numéro : mai-juin 2018

Les contributions

La proposition de contribution

Elle présente le sujet de la proposition, la problématique, les cadres théorique et méthodologique, le terrain et les principaux résultats de l’analyse. Le texte de la proposition (hors bibliographie) doit comporter environ 4 000 caractères, espaces compris.

Langue de publication

L’article doit être rédigé en français.

Article

Les articles totaliseront environ 25 à 30 000 caractères espaces compris. Les rédacteurs sont invités à intituler leur texte et à donner des sous-titres aux différentes parties de leur contribution.

Références bibliographiques

En matière de présentation des références bibliographiques, la revue Bibliodiversity respecte essentiellement la norme internationale ISO 690 (http://fr.wikipedia.org/wiki/ISO_690). Seules les références bibliographiques citées et appelées dans le texte (tableaux et graphiques compris) sont présentées en fin d'article ; le rédacteur vérifiera la concordance entre ces citations et la liste finale. Dans le corps du texte, l’appel de la référence comprend le nom de l’auteur et l’année de publication. À la fin de l’article, les références sont classées par ordre alphabétique, sans numérotation.

Contacts

Coordination du numéro : sylvie.bosser@univ-paris8.fr

Rédaction : contact@bibliodiversity.org

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